
Dans la vision d’une entreprise tripartite, rassemblant en un même projet, les apporteurs de capital, les producteurs et les dirigeants, la responsabilité nouvelle du président est de définir un espace pour permettre à ces trois parties constitutives de débattre des modalités de concrétisation des finalités de l’entreprise, de veiller à l’animation du projet stratégique et de prendre les décisions en visant « l’intérêt de l’entreprise. »
Qui commande ?
La question qui se pose alors immédiatement est celle du commandement, de « l’autorité qui, lorsque c’est nécessaire, décide et tranche ».
La réponse du Général de Gaulle est sans ambiguïté :
Dans l’État, il y a un président et puis il y a un Premier ministre. Dans toute entreprise il faut un président et un directeur général même quand, quelquefois, c’est le même personnage. Ca n’est pas du tout contradictoire avec la participation, je dirai même, au contraire.
Dans la société à participation, où tout le monde a intérêt à ce que ça marche, il n’y a aucune espèce de raison pour que tout le monde ne veuille pas que la direction s’exerce avec vigueur. Délibérer, c’est le fait de plusieurs et agir, c’est le fait d’un seul. Ce sera vrai dans la participation comme c’est vrai partout et dans tous les domaines.
De Gaulle, théoricien du pouvoir en entreprise, nourri par ses échanges avec René Capitant, Marcel Loichot et Louis Vallon, distingue clairement la phase de délibération où chaque groupe devrait être pleinement associé et celle de la décision finale où s’engage la responsabilité du président, du chef d’entreprise. La décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous.
Le cœur de la démarche, c’est bien « que tous forment ensemble une société, une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement et un intérêt direct ». En ce sens, la participation désigne « les procédures, démarches ou tentatives faites pour donner un rôle aux individus dans la prise de décision affectant la communauté ou l’organisation dont ils font partie ». Elle consiste ainsi « à prendre part ».
Nous sommes bien loin de la seule « participation des salariés aux bénéfices ». La vision révolutionnaire du président de Gaulle a été confrontée, à l’époque, à un patronat et à des syndicats pareillement opposés à son idée d’ouverture, entre « un capitalisme abusif» et «un communisme écrasant ».
Comme l’indique un article de synthèse remarquable, le Général de Gaulle voyait, à travers l’idée de participation dans l’entreprise, un essai pour réunir l’esprit d’entreprise et l’esprit d’association, pour avancer vers ce qu’il appelait « un ordre social nouveau »capable de changer le sort de l’homme « pris dans les engrenages de la société mécanique».
« Pour le Général, ce qui est en jeu est la condition morale du salarié dans la civilisation moderne, sa responsabilisation comme partenaire à part entière, « associé » à la gestion et au partage des fruits de l’essor de l’entreprise. La participation dans l’entreprise, il la voit comme une solution concrète pour faire évoluer la condition matérielle et morale des travailleurs, et répondre à la contradiction entre le libéralisme et le socialisme. (…)
Son champ d’application est très ambitieux puisqu’il embrasse à la fois les bénéfices, le capital et la gestion, selon un processus qui devrait étendre progressivement le droit des salariés à la propriété des entreprises.
Révolutionnaire, puisqu’elle déroge à la logique capitaliste, cette innovation se heurte à des puissants obstacles, le refus des milieux d’affaires conjugué à la contestation de ce que syndicats et forces de gauche appellent la collaboration de classes. »
Ouvrir un nouvel espace collectif de co-création
Que faire aujourd’hui, dans un contexte nouveau, de cette formidable idée de « participation dans l’entreprise » ?
Il nous semble le moment venu de rouvrir la possibilité pour les trois composantes de l’entreprise d’être pleinement associées à la discussion, selon un calendrier et des procédures précises, du destin de l’entreprise. Ce processus viserait à préserver la faculté de choix des entreprises et de leurs membres en accordant des droits fondamentaux à leurs membres et un espace procédural de discussion sur ces choix.
Il semble indispensable de progresser dans la « constitution politique » de la Grande Entreprise en désolidarisant le pouvoir décisionnel stratégique de la seule possession d’actions dans la société qui porte juridiquement cette entreprise.
En conservant cette approche, on subordonne nécessairement la Grande Entreprise à la finalité financière des actionnaires. Or, comme le résume remarquablement Jacques de Larosière, ancien directeur général du Fonds monétaire international (1978–1987) et gouverneur de la Banque de France ( 1987–1993) :
Ces actionnaires peuvent pousser l’entreprise à rechercher des rendements excessifs au risque de pénaliser la soutenabilité des objectifs à moyen et long terme. La dissymétrie qui existe entre le pouvoir absolu des actionnaires, qui n’ont pas à répondre de leurs actes avec la totalité de leurs biens et qui influencent les managers notamment par les incitations financières et l’absence plus ou moins totale d’influence des employés et de la collectivité, qui peuvent pâtir gravement des décisions prises par les actionnaires, paraît choquante.
Conclusion : créer un nouveau statut d’entreprise
Puisse la réforme souhaitée par le Président Macron déboucher sur une véritable reconnaissance de l’intérêt de l’entreprise, distingué de celui de ses actionnaires, et opposable à ces derniers quand l’avenir du projet industriel et de la communauté de travail qui le porte est directement menacé.
Une telle approche permettrait peut-être la « refonte de la condition morale du salarié dans la civilisation moderne », en laquelle espérait le Général de Gaulle, et sa responsabilisation comme partenaire à part entière, dans une grande entreprise vivante, fière de ses responsabilités économique et sociétale.
Créons une nouvelle catégorie d’entreprise possible, avec un statut juridique spécifique, qui donne au projet industriel fondateur la puissance d’exister comme référence de l’intérêt social. Cette option permettrait aux entrepreneurs d’assurer, au-delà de leur acte créateur, la pérennité de leur oeuvre, une fois leur part initiale diluée dans le capital.
Le projet industriel et ses nécessaires « pivots stratégiques » au cours de son développement seraient soumis à la validation récurrente du pouvoir des trois composantes de l’entreprise : actionnaires, dirigeants et contributeurs producteurs, réunis en un collège, et conduits à réaffirmer l’intention stratégique du collectif créateur. Tout entrepreneur pourrait opter pour ce statut en phase de création, toute entreprise déjà existante et désireuse de modifier sa gouvernance pourrait également l’adopter.
Face à la puissance faiblement régulée des fonds activistes et à l’appétit des entreprises américaines et chinoises, appuyées fiscalement par les gouvernements de leur pays respectif, le sort des grandes entreprises françaises telles que Air Liquide ou Saint-Gobain est plus que jamais préoccupant….
Olivier Basso, auteur de Politique de la Très Grande Entreprise : leadership et démocratie planétaire, PUF, 2015
WordPress:
J’aime chargement…