(2/2) Nouveau statut de l’entreprise : le Président Macron réussira-t-il là où le Général de Gaulle a dû s’arrêter en chemin?

de Gaulle

Dans la vision d’une entreprise tripartite, rassemblant en un même projet, les apporteurs de capital, les producteurs et les dirigeants, la responsabilité nouvelle du président est de définir un espace pour permettre à ces trois parties constitutives de débattre des modalités de concrétisation des finalités de l’entreprise, de veiller à l’animation du projet stratégique et de prendre les décisions en visant « l’intérêt de l’entreprise. »

Qui commande ?

La question qui se pose alors immédiatement est celle du commandement, de « l’autorité qui, lorsque c’est nécessaire, décide et tranche ».

La réponse du Général de Gaulle est sans ambiguïté :

Dans l’État, il y a un président et puis il y a un Premier ministre. Dans toute entreprise il faut un président et un directeur général même quand, quelquefois, c’est le même personnage. Ca n’est pas du tout contradictoire avec la participation, je dirai même, au contraire.

Dans la société à participation, où tout le monde a intérêt à ce que ça marche, il n’y a aucune espèce de raison pour que tout le monde ne veuille pas que la direction s’exerce avec vigueur. Délibérer, c’est le fait de plusieurs et agir, c’est le fait d’un seul. Ce sera vrai dans la participation comme c’est vrai partout et dans tous les domaines.

De Gaulle, théoricien du pouvoir en entreprise, nourri par ses échanges avec René Capitant, Marcel Loichot et Louis Vallon, distingue clairement la phase de délibération où chaque groupe devrait être pleinement associé et celle de la décision finale où s’engage la responsabilité du président, du chef d’entreprise. La décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous.

Le cœur de la démarche, c’est bien « que tous forment ensemble une société, une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement et un intérêt direct ». En ce sens, la participation désigne « les procédures, démarches ou tentatives faites pour donner un rôle aux individus dans la prise de décision affectant la communauté ou l’organisation dont ils font partie ». Elle consiste ainsi « à prendre part ».

Nous sommes bien loin de la seule « participation des salariés aux bénéfices ».  La vision révolutionnaire  du président de Gaulle a été confrontée, à l’époque, à un patronat et à des syndicats pareillement opposés à son idée d’ouverture, entre « un capitalisme abusif» et «un communisme écrasant ».

Comme l’indique un article de synthèse remarquable, le Général de Gaulle  voyait, à travers l’idée de participation dans l’entreprise, un essai pour réunir l’esprit d’entreprise et l’esprit d’association, pour avancer vers ce qu’il appelait « un ordre social nouveau »capable de changer le sort de l’homme « pris dans les engrenages de la société mécanique».

« Pour le Général, ce qui est en jeu est la condition morale du salarié dans la civilisation moderne, sa responsabilisation comme partenaire à part entière, « associé » à la gestion et au partage des fruits de l’essor de l’entreprise. La participation dans l’entreprise, il la voit comme une solution concrète pour faire évoluer la condition matérielle et morale des travailleurs, et répondre à la contradiction entre le libéralisme et le socialisme. (…)

Son champ d’application est très ambitieux puisqu’il embrasse à la fois les bénéfices, le capital et la gestion, selon un processus qui devrait étendre progressivement le droit des salariés à la propriété des entreprises.

Révolutionnaire, puisqu’elle déroge à la logique capitaliste, cette innovation se heurte à des puissants obstacles, le refus des milieux d’affaires conjugué à la contestation de ce que syndicats et forces de gauche appellent la collaboration de classes. »

Ouvrir un nouvel espace collectif de co-création

Que faire aujourd’hui, dans un contexte nouveau, de cette formidable idée de « participation dans l’entreprise » ?

Il nous semble le moment venu de rouvrir la possibilité pour les trois composantes de l’entreprise d’être pleinement associées à la discussion, selon un calendrier et des procédures précises, du destin de l’entreprise. Ce processus viserait à préserver la faculté de choix des entreprises et de leurs membres en accordant des droits fondamentaux à leurs membres et un espace procédural de discussion sur ces choix.

Il semble indispensable de progresser dans la « constitution politique » de la Grande Entreprise en désolidarisant le pouvoir décisionnel stratégique de la seule possession d’actions dans la société qui porte juridiquement cette entreprise.

En conservant cette approche, on subordonne nécessairement la Grande Entreprise à la finalité financière des actionnaires. Or, comme le résume remarquablement Jacques de Larosière, ancien directeur général du Fonds monétaire international (1978–1987) et gouverneur de la Banque de France ( 1987–1993) :

Ces actionnaires peuvent pousser l’entreprise à rechercher des rendements excessifs au risque de pénaliser la soutenabilité des objectifs à moyen et long terme. La dissymétrie qui existe entre le pouvoir absolu des actionnaires, qui n’ont pas à répondre de leurs actes avec la totalité de leurs biens et qui influencent les managers notamment par les incitations financières et l’absence plus ou moins totale d’influence des employés et de la collectivité, qui peuvent pâtir gravement des décisions prises par les actionnaires, paraît choquante.

Conclusion : créer un nouveau statut d’entreprise

Puisse la réforme souhaitée par le Président Macron déboucher sur une véritable reconnaissance de l’intérêt de l’entreprise, distingué de celui de ses actionnaires, et opposable à ces derniers quand l’avenir du projet industriel et de la communauté de travail qui le porte est directement menacé.

Une telle approche permettrait peut-être  la  « refonte de la condition morale du salarié dans la civilisation moderne », en laquelle espérait le Général de Gaulle, et sa responsabilisation comme partenaire à part entière, dans une grande entreprise vivante, fière de ses responsabilités économique et sociétale.

Créons une nouvelle catégorie d’entreprise possible, avec un statut juridique spécifique, qui donne au projet industriel fondateur la puissance d’exister comme référence de l’intérêt social. Cette option permettrait aux entrepreneurs d’assurer, au-delà de leur acte créateur, la pérennité de leur oeuvre, une fois leur part initiale diluée dans le capital.

Le projet industriel et ses nécessaires « pivots stratégiques » au cours de son développement  seraient soumis à la validation récurrente du pouvoir des trois composantes de l’entreprise : actionnaires, dirigeants et contributeurs producteurs, réunis en un collège, et conduits à réaffirmer l’intention stratégique du collectif créateur.  Tout entrepreneur pourrait opter pour ce statut en phase de création, toute entreprise déjà existante et désireuse de modifier sa gouvernance pourrait également l’adopter.

Face à la puissance faiblement régulée des fonds activistes et à l’appétit des entreprises américaines et chinoises, appuyées fiscalement par les gouvernements de leur pays respectif, le sort des grandes entreprises françaises telles que Air Liquide ou Saint-Gobain est plus que jamais préoccupant….

Olivier Basso, auteur de Politique de la Très Grande Entreprise : leadership et démocratie planétaire, PUF, 2015

(1/2) Nouveau statut de l’entreprise : le Président Macron réussira-t-il là où le Général de Gaulle a dû s’arrêter en chemin ?

E. Macron drapeau européen

La réforme de l’objet social de l’entreprise souhaitée par le Président de la République agite beaucoup les esprits. Sans préjuger de ses futurs contours, il nous semble nécessaire de revoir l’équilibre des pouvoirs au sein des grandes entreprises globales cotées en Bourse.

Aujourd’hui ce sont les actionnaires via le Conseil d’Administration qui décident du destin de ces entreprises géantes qui, à l’instar des Etats, participent activement à la définition de notre monde. La formidable puissance politique de ces organisations transnationales qui porte sur des enjeux planétaires (emplois, environnement, santé, choix technologiques…) a  in fine  pour seul guide les intérêts financiers des actionnaires, auxquels aujourd’hui rien dans leur gouvernance ne peut s’opposer.

Pour ceux qui en douterait encore, voici un bref rappel de l’histoire du groupe Lafarge.

Pour l’exemple : la disparition du groupe Lafarge

En juillet 2015, l’entreprise Lafarge, créée en 1833, est vendue et absorbée par le groupe Holcim, par la seule volonté de ses deux actionnaires individuels principaux, Albert Frère et Nassef Sawiris.

Cette décision, difficile  à défendre du point de vue stratégique et  industriel,   mais génératrice de plus-values et de dividendes, a entraîné la disparition d’un fleuron de l’industrie française, fort d’une tradition alliant performance économique et politique sociale généreuse. Elle précipitera peut-être même la perte de l’acquéreur suisse, une entreprise familiale également centenaire, qui doit désormais, à son tour, composer avec l’appétit financier des nouveaux actionnaires mus apparemment par le seul souci d’accroître leur richesse.

La question est alors simple:  comment éviter qu’une entreprise, forte d’un projet industriel cohérent, soucieuse de sa responsabilité planétaire et portée par une communauté humaine de grande taille, soit dépossédée d’une décision qui signe son arrêt de mort ? 

La gouvernance actuelle ne parvient pas à donner sa pleine force à  la notion d’intérêt social, c’est à dire l’intérêt propre de l’entreprise, entendue comme projet collectif, au delà du seul intérêt des actionnaires. Elle ne peut pas se faire entendre au sein du Conseil d’Administration et être opposée aux décisions, aussi dangereuses qu’elles soient,  des actionnaires, qui demeurent tout puissants.

L’intérêt de l’entreprise : 3 principes

L’intérêt d’une entreprise s’exprime, à notre sens,  à travers les trois finalités qu’elle poursuit :

1) l’aptitude à exister durablement, dans un univers compétitif, en harmonie avec l’espace social qui l’accueille;

2) la prospérité économique, pour maintenir les investissements nécessaires aux changements qu’elle doit programmer et assurer la bonne rémunération des éléments constituants de son corps social;

3) la qualité de sa cohésion sociale, avec un engagement fort des éléments constituants de son corps social.

La prise en compte de ces trois principes pourrait permettre de s’opposer au sein des Conseils d’Administration à un sacrifice de l’entreprise sur l’autel des actionnaires.

La question qui se pose alors est : qu’est ce qui constitue une entreprise ? Que peut-on entendre par le « corps social de l’entreprise » ?

Le corps social de l’entreprise : une tripartition

Au début du xixe siècle, l’essor des fabriques et la fin des corporations ont permis l’émergence d’une conception tripartite de l’entreprise. Chaque membre qui rejoint une entreprise peut apporter une contribution spécifique : du travail, c’est-à-dire, à l’époque, sa participation physique ; du capital, sa participation financière ; ou encore du talent, sa participation à l’innovation et à la gestion.

Cette structure, et la question de la bonne articulation interne entre ces trois fonctions, est au cœur de la problématique politique de l’entreprise.

En tenant compte des apports à la fin du xixe siècle de l’organisation moderne du travail, modélisé, contractualisé et enrichi, et de l’invention de l’art du management, la tripartition fonctionnelle abritée par la Grande Entreprise définit trois populations distinctes : les actionnaires, les contributeurs salariés et les dirigeants.

L’apport du Général de Gaulle

L’ensemble de cette problématique a été formalisé avec précision… par un homme politique, le Général de Gaulle, autour du concept de participation, bien au-delà de l’ordonnance n° 67-693 du 17 août 1967 relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises.

Dès lors que des gens se mettent ensemble pour une œuvre économique commune, par exemple, pour faire marcher une industrie, en apportant soit les capitaux nécessaires, soit la capacité de direction, de gestion et de technique, soit le travail, il s’agit que tous forment ensemble une société, une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement et un intérêt direct.

Cela implique que soit attribuée de par la loi, à chacun, une part de ce que l’affaire gagne et de ce qu’elle investit en elle-même grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient informés d’une manière suffisante de la marche de l’entreprise et puissent, par des représentants qu’ils auront tous nommés librement, participer à la société et à ses conseils pour y faire valoir leurs intérêts, leurs points de vue et leurs propositions.

Le Général de Gaulle retrouve ici les trois catégories constituant l’entreprise, restituée en son sens premier de projet collectif et risqué :

– les actionnaires ou prêteurs qui apportent les capitaux nécessaires,

–  les producteurs qui apportent leur force de travail et leur capacité de création,

– et les dirigeants qui apportent la capacité de direction et de gestion.

L’étape suivante pour le Général de Gaulle est alors de proposer un nouveau dispositif de pouvoir, plus ouvert, plus participatif, une « troisième voie », entre « un capitalisme abusif» et «un communisme écrasant ».

A suivre !

Olivier Basso, auteur de
Politique de la Très Grande Entreprise : leadership et démocratie planétaire, PUF, 2015

Multinationales, au-delà du financier, un pouvoir politique ?

Les très grandes entreprises mondialisées et cotées en Bourse sont désormais des acteurs puissants dont le pouvoir considérable n’est plus seulement économique mais aussi politique.

Quelle est leur légitimité ?

En savoir plus avec ce bref interview sur I24News. Merci à David Neeman pour ses questions !

Que peuvent apporter les sciences de gestion au politique ?

Couverture Basso et Very - RFG_245_L204Que peuvent apporter les sciences de gestion aux décideurs politiques ?

Si comme nous en avertit Montaigne, « le monde n’est qu’une branloire pérenne » (Les Essais, III, 2), force est de reconnaître que le 21ème siècle commençant nous plonge dans une société en métamorphose où il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève du politique ou du gestionnaire.

L’entreprise peut elle-même être considérée comme un acteur politique contribuant à dessiner les évolutions sociétales. Dirigeants d’entreprise et hommes politiques s’efforcent, séparément ou de façon conjointe, de façonner un monde de l’action collective parfois perçu comme volatile, ambigu, incertain, complexe, ou encore équivoque.

L’enchevêtrement des problématiques managériales et politiques est également renforcé avec l’évolution des technologies numériques :

  • ainsi, aux promesses de l’économie collaborative font échos les menaces potentielles du Big Data et de la connectivité (écoutes de la NSA) ;
  • la multiplication des objets intelligents accroît les opportunités d’achat et de mise en contact mais enserre aussi le consommateur citoyen dans des interactions non nécessairement désirées ;
  • la dynamique des communautés numériques interpelle le marketing des réseaux sociaux et renouvelle également les modalités d’action politique (Wikileaks, Anonymous, mouvements des Printemps arabes).

Pour en savoir plus, découvrez le numéro spécial de la Revue Française de Gestion avec Olivier Basso (CNAM) et Philippe Véry (EDHEC) comme rédacteurs invités  !